Depuis des années, je scrute les médias, les programmes scolaires et les étagères des librairies pour comprendre ce que lisent nos enfants — et, plus important encore, ce que ces lectures façonnent en eux : curiosité, esprit critique, empathie, ou au contraire repli identitaire et désinformation. Interroger « que lit un enfant aujourd'hui » n'est pas un sujet anecdotique : c'est une question centrale pour la démocratie. Ce que les plus jeunes lisent influence leur rapport à l'information, leur capacité à distinguer le vrai du faux, et leur aptitude à vivre ensemble dans un espace public partagé.

Le paysage de la lecture enfantine en mutation

Il y a vingt ans, la lecture pour l'enfance se répartissait entre albums, romans jeunesse, bandes dessinées et manuels scolaires. Aujourd'hui, le panorama s'est élargi et complexifié. Les enfants lisent sur papier, évidemment — grâce à des maisons d'édition comme Gallimard Jeunesse, Bayard jeunesse ou L'école des loisirs — mais ils lisent aussi sur des écrans : applications interactives, ebooks, fanfictions sur Wattpad, posts Instagram de comptes illustrés, et même commentaires sur YouTube.

Cette hybridation change tout. Une histoire papier propose souvent un rythme, un espace de silence et d'imagination. Une histoire numérique multiplie les stimuli et favorise l'immédiateté. Les deux peuvent être précieux, mais ils ne développent pas les mêmes compétences. Pour la démocratie, ce qui compte est moins le format que la qualité: le sens critique, la capacité à contextualiser une information, la compréhension des points de vue divergents.

Quels types de contenus dominent ?

En observant les choix des enfants et des ados — dans les bibliothèques municipales, sur les listes de lecture scolaire et sur les plateformes — je distingue plusieurs grandes catégories :

  • Les romans d'imaginaire (fantasy, science-fiction) : ils restent très populaires. Des séries comme Harry Potter ont laissé un héritage durable ; chez les adolescents, on trouve toujours des sagas et des univers étendus qui cultivent le goût de la narration complexe.
  • Les romans réalistes et contemporains : ils traitent de sujets de vie — famille, amour, harcèlement, identité — et aident les jeunes à se reconnaître ou à comprendre la diversité des expériences.
  • La bande dessinée et le roman graphique : leur succès s'accroît. Astérix, Titeuf, mais aussi des œuvres plus engagées (comme Maus, Persepolis chez les adultes) montrent que le dessin peut porter un récit politique ou historique fort.
  • Les contenus numériques et micro-récits : extraits, fanfictions, posts, vidéos — souvent non filtrés, parfois source de rumeurs ou de contenus biaisés.
  • Les documents pédagogiques et l'information adaptée aux jeunes : chaînes comme « C'est pas sorcier » (à l'origine) ou des projets plus récents sur YouTube ou des sites jeunesse tentent d'expliquer l'actualité et la science.
  • Pourquoi ces lectures comptent pour la démocratie

    Trois mécanismes me semblent essentiels :

  • Formation de l'esprit critique : Lire un article, un roman historique ou une enquête adaptée aux jeunes, ce n'est pas seulement acquérir des faits. C'est apprendre à peser des sources, à repérer des arguments, à distinguer opinion et information. Les livres qui présentent des enquêtes, des biographies ou des reportages pour la jeunesse développent une première forme d'esprit critique que l'on retrouvera plus tard dans la consommation d'information politique.
  • Compréhension du pluralisme : La fiction est un outil puissant pour se mettre à la place de l'autre. Lire des histoires qui montrent différentes cultures, différentes familles, ou des parcours migratoires, réduit l'ignorance et favorise l'empathie — bases indispensables d'une vie démocratique saine.
  • Résistance à la désinformation : Dans un monde où les faux visages de l'information prolifèrent, habituer les enfants à vérifier, à croiser des sources et à poser des questions change la donne. Des initiatives comme les kits « éducation aux médias » distribués dans certaines écoles ou des applications de fact-checking pour adolescent·e·s sont des outils concrets.
  • Où ça coince ? Les risques réels

    Je vois trois grandes failles :

  • La bulle algorithmique : Sur les plateformes numériques, les enfants se voient proposer des contenus calibrés pour retenir l'attention. Les algorithmes privilégient le sensationnalisme, la répétition et l'émotion — pas la nuance. Un ado qui consulte des vidéos sur un sujet politique peut se retrouver enfermé dans une « chambre d'écho » qui renforce des convictions sans les mettre en débat.
  • La lecture utilitaire : La pression du rendement scolaire et des activités extrascolaires peut transformer la lecture en corvée ou en simple outil d'apprentissage. Quand lire devient uniquement un moyen d'obtenir une bonne note, l'aspect critique et plaisant se perd.
  • L'absence d'offre diverse : Dans certaines régions, les bibliothèques sont sous-financées, les librairies indépendantes disparaissent, et les enfants ont moins accès à une diversité d'auteurs, particulièrement issus de minorités. Cela appauvrit la palette des récits disponibles et la compréhension du monde.
  • Des exemples qui me tiennent à cœur

    J'aime citer quelques initiatives qui marchent, parce qu'elles montrent que des choix concrets sont possibles :

  • Les nouvelles collections jeunesse d'éditeurs indépendants qui publient des récits sur le climat ou la migration, avec une exigence éditoriale (par exemple, des titres parus chez Actes Sud Junior).
  • Les programmes d'éducation aux médias développés par des associations comme CLEMI qui proposent des ateliers en classe pour apprendre à vérifier une info.
  • Des bibliothèques municipales qui font appel à des médiateurs numériques pour guider les familles dans les usages en ligne, et organisent des clubs de lecture mixtes (enfants/adultes) pour échanger.
  • Que peuvent faire les parents, les enseignant·e·s et les décideurs ?

    Je ne prétends pas avoir la recette miraculeuse, mais voici quelques pistes simples, issues de mes rencontres et de mes lectures :

  • Favoriser la diversité des supports : encourager autant la bande dessinée que le roman, la lecture sur papier que la lecture critique d'un format numérique.
  • Privilégier des discussions autour des lectures : un enfant qui explique pourquoi il a aimé un livre développe déjà un regard critique. Les clubs de lecture, les lectures à voix haute et les débats en classe sont essentiels.
  • Introduire l'éducation aux médias tôt : apprendre à recouper une information, à vérifier une image, à comprendre ce qu'est un algorithme devrait être un volet du curriculum dès le primaire.
  • Soutenir les lieux de culture de proximité : bibliothèques, librairies indépendantes, centres culturels. Ils offrent l'accès à une offre variée et à des médiateurs capables d'orienter les jeunes lecteurs.
  • Encourager l'édition engagée et pluraliste : acheter et promouvoir des ouvrages qui racontent le monde dans toute sa complexité, y compris les voix souvent absentes des catalogues mainstream.
  • Je continuerai à observer, à interroger et à écrire à ce propos sur Nevousindignezpas (https://www.nevousindignezpas.fr). Car si la démocratie se joue dans les urnes, elle se construit d'abord dans les récits que nous partageons et dans la capacité des plus jeunes à penser par eux-mêmes.