Depuis des années, je parcours villes et périphéries pour comprendre ce qui se joue dans les quartiers que l'on appelle « banlieues ». À force de discussion avec des entrepreneur·es, salarié·es, éducateurs·rices et habitant·es, une réalité m'apparaît de plus en plus nette : il existe des banlieues hautement productives, riches d'innovations sociales et économiques, et pourtant elles restent largement invisibles dans les médias. Pourquoi cela ? J'essaie ici de poser des mots sur ce décalage et de proposer quelques pistes pour le réduire.

Les banlieues productives : qu'entend-on par là ?

Quand je parle de banlieues productives, je ne pense pas seulement à des zones industrielles ou à des pôles logistiques. Je parle aussi de quartiers où se développent des PME locales, des start-up numériques, des ateliers de réparation, des coopératives d'alimentation, des initiatives de transition écologique, des médias de proximité et des lieux de formation innovants. Ce sont des espaces où le travail, la création et l'entraide font vivre des économies locales robustes, même si elles restent souvent discrètes.

La mécanique médiatique qui sélectionne l'information

Les médias suivent des logiques précises : l'urgence, le sensationnel, la nouveauté et la lisibilité. Une rupture, un incendie, une violence ou une polémique sont des faits qui se racontent vite et qui attirent l'attention. À l'inverse, la construction patiente d'un réseau d'entreprises ou d'une filière d'emploi local est plus difficile à symboliser et à expédier en une dépêche de cinquante lignes.

  • Le temps de l'information : les formats courts ne favorisent pas les enquêtes de longue haleine sur des dynamiques locales.
  • La lisibilité : une success-story entrepreneuriale isolée est plus facile à traiter qu'une économie diffuse et collective.
  • Les routines journalistiques : on interpelle les mêmes sources, on couvre les événements déjà visibles, on alimente des boucles narratives où la banlieue devient synonyme de problèmes plutôt que de solutions.

Stigmatisation et récit unique

Une partie du problème vient du récit. Trop souvent, la « banlieue » est l'objet d'un discours unilatéral : exclusion, délinquance, précarité. Ce narratif a des racines sociologiques, politiques et médiatiques. Il est productif (au sens narratif) parce qu'il cristallise des émotions fortes — peur, indignation, compassion — qui font réagir le public. Mais il efface la pluralité des réalités.

J'ai rencontré à plusieurs reprises des chefs d'entreprise qui embauchent massivement localement, des ateliers d'économie circulaire qui redonnent vie à des matériaux, des organisations qui forment des jeunes aux métiers du numérique — et pourtant, quand on cherche un angle pour en parler, le récit se heurte à la « logique du visible ». Difficile de vendre un papier qui dit : « ici, on bosse, on innove, on s'organise ». Ce n'est pas assez spectaculaire.

La question des sources et de l'accès

Un autre facteur est technique mais crucial : l'accès aux sources. Les journalistes, pour diverses raisons (budget, temps, réseau), couvrent plus volontiers les centres-ville, les institutions et les événements grand public. Les initiatives de banlieue restent souvent hors des radars médiatiques par manque de relais institutionnels ou par défiance envers les médias.

  • Les empreses locales n'ont pas toujours de service de communication pour relayer leurs réussites.
  • Les porte-parole associatifs sont surchargés et n'ont pas toujours le temps d'orchestrer une communication médiatique.
  • Le manque de journalistes de terrain dans les périphéries renforce l'écart : moins de présence, moins de confiance, moins de récits nuancés.

Économie des médias et algorithmes

Dans un paysage où l'audience guide les choix éditoriaux, les sujets « qui font du clic » dictent souvent la ligne. Les algorithmes qui régissent la visibilité en ligne favorisent les titres polarisants. Une vidéo choc ou un titre alarmiste performe mieux qu'un reportage sur une pépinière d'entreprises locales ou un réseau d'économie sociale et solidaire.

Même sur les réseaux, les success-stories de banlieue peuvent exister — think of des vidéos d'ateliers de fabrication, des portraits d'entrepreneur·es sur Instagram ou YouTube — mais elles restent éclatées et manquent souvent d'une mise en récit plus large et d'un relais dans la presse nationale.

Des exemples concrets

Dans l'Est parisien, j'ai visité un pôle logistique où se sont développées des formations internes pour recycler les chaînes d'approvisionnement, créant des emplois pérennes. À Lyon, une coopérative relocalise la réparation d'électroménager, réduisant déchets et chômage. Dans la périphérie lilloise, des start-up tech travaillent avec des centres de formation pour intégrer des jeunes aux métiers du numérique. Ces histoires, pourtant, ne sont pas celles qui nourrissent la « Une » des journaux.

Quelles conséquences ?

L'invisibilité médiatique a des effets concrets :

  • Moins d'attraction d'investissements : absence de visibilité = moins d'opportunités pour lever des fonds ou attirer des partenaires.
  • Renforcement des stéréotypes : l'absence de contre-exemples maintient le récit unique et punit les initiatives locales.
  • Politiques publiques moins informées : si les médias ne documentent pas ces dynamiques, les décideurs risquent d'ignorer des leviers efficaces.

Que peuvent faire les médias et les citoyen·nes ?

Il y a des solutions pratiques et immédiates, que j'ai testées parfois en tant que journaliste :

  • Dédié du temps d'enquête : consacrer des dossiers longs aux dynamiques économiques locales, pas seulement des brèves.
  • Renforcer les réseaux de correspondants locaux : embaucher ou collaborer avec des journalistes qui vivent dans ces quartiers.
  • Former à la nuance : inviter les rédactions à questionner leurs propres représentations et à diversifier les sources.
  • Valoriser les formats longs et multimédias : podcasts, reportages vidéo, webdocs permettent d'entrer dans la complexité.
  • Encourager la communication des acteurs locaux : ateliers médias pour PME, coopératives et associations afin de mieux raconter leurs projets.

Et pour les lecteurs et lectrices ?

Vous avez un rôle à jouer. Partagez les récits qui vous semblent importants. Abonnez-vous à des médias locaux, soutenez les journalistes de terrain, signalez des initiatives à votre rédaction préférée. Les murs de la visibilité se construisent aussi par l'engagement du public.

Sur Nevousindignezpas (https://www.nevousindignezpas.fr), je m'efforce d'ouvrir ces fenêtres : analyses, enquêtes et portraits qui cherchent à dépasser les clichés. Je vous invite à proposer des sujets, à me signaler des initiatives méconnues et à débattre — c'est en multipliant les voix que l'on bouleversera la carte médiatique et que les banlieues productives cesseront d'être des invisibles.